Mémoire sur le projet de loi 59
Loi édictant la Loi concernant la prévention et la lutte contre les discours haineux et les discours incitant à la violence et apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes.
À propos de l’auteur:
Fondé en 1994, le Forum Musulman Canadien est une organisation communautaire qui représente les intérêts et les préoccupations collectifs des citoyens canadiens et québécois de confession musulmane. Le FMC est une organisation mobilisatrice implantée au Québec et un groupe catalyseur de la communauté musulmane.
Il poursuit la mission principale de promouvoir l’intégration et l’implication citoyenne de la communauté musulmane dans la société québécoise et canadienne et de protéger les droits civils des citoyens.
L’auteur (FMC-CMF) a pour objectif de bien représenter la communauté musulmane devant tous les paliers gouvernementaux : municipal, provincial et fédéral et devant la société civile. Le FMC-CMF travaille à promouvoir et à bien préserver l’identité, l’image et l’harmonie de la communauté musulmane au sein de la société québécoise et canadienne.
Remerciement
Nous tenons à remercier des personnes suivantes qui ont nourri nos réflexions sur ce projet de loi no59.
Maître William Korbatly, de Korbatly Avocats,
Maître Rémi Bourget de Mittchell Gattuso
M. Jean Dorion sociologue et auteur
Sommaire exécutif :
Dans le présent mémoire, le Forum Musulman expose sa lecture du projet de loi no 59, Loi édictant la Loi concernant la prévention et la lutte contre les discours haineux et les discours incitant à la violence et apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes, présentée le 10 juin 2015 à l’Assemblée nationale par la ministre de la Justice, Procureure générale du Québec et ministre responsable de la Condition féminine, Madame Stéphanie Vallée.
Le FMC-CMF, dans sa lecture, accueille favorablement l’adoption de plusieurs des mesures mentionnées par la ministre dans le projet de loi no 59, tout en demandant de préciser les moyens, les règles et les procédures qui les accompagnent. Nous, Forum Musulman Canadien, appuyons à priori la prévention et la sanction des propos haineux et incitant à la violence et valorisons la promotion de la protection des personnes contre ce discours au rang des droits fondamentaux et d’inclure cette protection à la Charte des droits et libertés de la personne. Cependant, il est essentiel qu’une définition claire et précise du discours haineux soit incluse dans le projet de loi 59. Aussi, nous jugeons la nécessité générale que ce projet de loi ne limite abusivement la liberté d’expression.
Nous sommes en faveur de la proposition d’octroyer le pouvoir d’intervention et d’enquête à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Nous appuyons, en outre, le pouvoir de sanctions civiles pécuniaires et le pouvoir d’émission des ordonnances attribuées au Tribunal des droits de la personne. Nous craignons cependant la stigmatisation des personnes jugées coupables si leurs noms sont rendus publics sur une liste diffusée sur le site Internet de la CDPDJ. Il faut, dans la mesure du possible, s’assurer que le délai d’appel soit expiré avant de diffuser la liste. S’assurer également que le délai de retrait des noms de personnes jugées coupables soit précisé dans le projet de loi 59.
En matière de protection de la jeunesse, nous accueillons l’ajout de plus de mesures de protection des droits de mineurs dans le cas de mariage. Pour le FMC, aucun compromis sur la sécurité et le bien-être des jeunes n’est autorisé. À cet égard, nous suggérons, dans le cas « d’un comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des élèves », que le pouvoir d’enquête soit accordé à la CDPDJ et non au Ministre de l’éducation qui conservera le pouvoir de sanctionner à la suite de l’enquête menée par la CDPDJ.
En ce qui concerne la modification de la Loi sur la protection de la jeunesse, nous demandons de clarifier la notion de « contrôle excessif » qui paraît ambiguë, imprécise et matière d’interprétation. Comme nous suggérons de définir clairement et sans ambiguïté la notion de « sécurité physique et morale ».
Dans l’ensemble du mémoire, le FMC veut ajouter sa contribution à celles du gouvernement, de la société civile et de l’ensemble des autorités publiques afin de contrer le fléau des discours haineux et incitant à la violence qui se réclame à tord de prétexte religieux ou qui invoque une fausse conception de la laïcité. Ainsi assurerons-nous un climat propice et égalitaire pour l’ensemble des Québécoises et Québécois.
I. La Loi concernant la prévention et la lutte contre les discours haineux et les discours incitant à la violence.
Le Forum Musulman Canadien accueille favorablement le projet de loi 59, loi édictant la Loi concernant la prévention et la lutte contre les discours haineux et les discours incitant à la violence et apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes.
A priori, et en tenant compte d’un premier niveau du projet de loi 59, le FMC-CMF appuie la volonté gouvernementale de vouloir renforcer ses interventions pour se doter de divers moyens et procédures pour sanctionner la tenue ou de la diffusion dans l’espace public des propos haineux ou des discours incitant à la violence qui visent un groupe de personnes comme est identifié dans l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne. L’implantation de telles procédures législatives et réglementaires concrètes par le biais du projet de loi 59 réaffirme une volonté politique claire de dénoncer tout discours haineux, incluant l’islamophobie, l’antisémitisme, l’homophobie et le profilage racial, et « faire du Québec une société égalitaire, respectueuse, non violente et exempte d’intimidation » (Vallée, 2015).
Il est essentiel qu’une définition claire et précise du discours haineux soit incluse dans le projet de loi 59. Aussi, nous jugeons la nécessité générale, que ce projet de loi, ne limite pas abusivement pas la liberté d’expression.
Au cours des dernières années, une hausse de l’islamophobie a été constatée dans certains médias et sites web. Selon le rapport de Statistiques Canada et Allen (2013) portant sur les crimes haineux déclarés par la police au Canada, environ la moitié des crimes haineux (51 % ou 585 affaires) ciblaient une race ou une origine ethnique, comme les Noirs, les Asiatiques, les Arabes et les Autochtones. Par ailleurs, 28 % des affaires (326) étaient motivées par la haine d’un groupe religieux, notamment les religions juive, musulmane et catholique, ainsi que d’autres religions (Statistiques Canada, 2013). En 2013, la police a déclaré 65 crimes motivés par la haine de la religion musulmane, ce qui correspond à un taux estimé de 6,2 crimes haineux pour 100 000 habitants ayant déclaré être musulmans. Il s’agit d’une augmentation par rapport à 2012 (+20 affaires). De plus, ce même rapport indique que, de 2012 à 2013, le nombre de crimes haineux déclarés par la police et ciblant les Arabes et les Asiatiques occidentaux de même que les Asiatiques du Sud a diminué partout au pays, sauf au Québec. Dans cette province, on observe une augmentation de crimes haineux contre les musulmans (+9) ainsi que les Arabes et les Asiatiques occidentaux (+7). Il est à noter que ces chiffres reflètent seulement les crimes haineux et excluent les incidents et les discours haineux. Ainsi, ces chiffres sous-estimeraient probablement les incidents et discours haineux.
Le discours islamophobe rampant considéré comme une des formes de discours haineux visant un groupe de citoyens de confession musulmane, ses institutions .Ses membres, surtout les plus actifs, sont les cibles directes de ce discours haineux. Des recours légaux ont été intentés contre certains acteurs porteurs du discours haineux, cependant, les organisations victimes soit qu’elles n’ont pas entamé de démarches légales, soit qu’elles avaient peu de recours à faire pour poursuivre leurs démarches juridiques. Dans son article intitulé « Les multiples visages de l’islamophobie au Canada », Helly (2011) conclut que « la situation des immigrants, et en particulier des immigrants de confession musulmane, fait voir de sérieux problèmes de discrimination. Le traitement des musulmans au sein de la société civile et par diverses dispositions législatives et réglementaires n’apparaît pas à la hauteur de l’imagerie d’un pays se prétendant ouvert aux étrangers de toutes cultures » (Helly, 2011). Ainsi, ce projet de loi contient des dispositions législatives et réglementaires claires pour contrer ce discours islamophobe. Les impacts de telles dispositions sur la communauté musulmane seraient positifs. Les membres de la communauté seraient rassurés de voir des procédures claires mises à leur disposition pour dénoncer les discours et incidents haineux portés à leur égard. Cela aura comme effet également de rassurer la communauté musulmane qui est fréquemment stigmatisée et de lui donner un sentiment de justice, de dignité et de pleine appartenance citoyenne.
Le FMC-CMF appuie également la mise en place des procédures de dénonciation auprès de la CDPDJ, en tenant compte des mesures de protection des personnes dénonciatrices, ainsi que de l’accord de nouveaux pouvoirs à la Commission notamment le pouvoir d’enquête. Nous croyons que la CDPDJ est une instance neutre, ce qui pourrait encourager les victimes d’incidents et de discours haineux à porter plainte : les personnes et organisations victimes d’incidents, de discours et de crimes haineux qui n’ont pas tendance à dénoncer. Selon le rapport de Dauvergne et Brennan (2009) et des données de l’Enquête sociale générale de 2009, ces données révèlent qu’environ les deux tiers des personnes ayant déclaré avoir été victimes d’un incident motivé par la haine n’ont pas signalé l’incident en question, à la police. Nous espérons que le taux de dénonciation des incidents motivés par la haine augmentera en octroyant ces pouvoirs à la CDPDJ. Des campagnes de sensibilisation et d’éducation à la diversité culturelle et le respect de la différence seraient également nécessaires. Celles comme la grande campagne contre l’intimidation à Montréal et au Québec en 2013-2014 viendraient également décourager les discours haineux, mobiliser le grand public à dénoncer de tels actes et créer une culture de respect mutuel et d’inclusion sociale.
FMC-CMF appuie les nouvelles responsabilités octroyées au Tribunal des droits de la personne, dont celle de déterminer les personnes qui enfreignent des interdictions au niveau de la tenue ou la diffusion de discours haineux ou incitant à la violence, et celle de fixer des sanctions pécuniaires. Le FMC-CMF appuie la proposition de garder un registre et une liste des personnes jugées coupables, mais de ne pas la rendre disponible au grand public (via Internet), par crainte de stigmatisation importante des personnes jugées coupables.
FMC-CMF accueille favorablement la modification à apporter à la Charte des droits et libertés de prévoir l’interdiction de tenir ou de diffuser des discours haineux ou incitant à la violence à l’égard d’une personne en particulier, et de rendre la procédure de plainte prévue à cette Charte applicable. Élargir la législation et la réglementation aux individus est une bonne proposition pour la communauté musulmane et les autres communautés incluant des minorités visibles. Plusieurs exemples récents à Montréal démontrent des incidents et crimes à caractères haineux ont eu lieu ciblant des femmes musulmanes. Première est l’agression physique et verbale d’une femme voilée dans le quartier Rosemont. Cet évènement a été retenu par le Service de Police de la ville de Montréal comme un crime à caractère haineux. Un autre évènement similaire s’est produit dans le métro de Laval. Statistiques Canada conclut également une hausse d’agression envers les femmes musulmanes. Au cours de la période allant de 2010 à 2013, les musulmans comptaient le pourcentage le plus élevé de femmes victimes de crimes haineux (47 %) (Allen, 2013). Un deuxième est la réception de plusieurs messages à caractères haineux : dans la boite courriel, par téléphone et sur les médias sociaux d’organisations musulmanes et de leurs responsables.
II. Modifications pour renforcer la protection des personnes.
En tenant compte de la deuxième partie du projet de loi 59 qui prévoit renforcer la protection des personnes, le Forum Musulman Canadien accueille favorablement le pouvoir confié au tribunal d’autoriser la célébration d’un mariage lorsque l’un des futurs époux est mineur. Le mariage est une activité qui nécessite que les futurs époux présentent un consentement libre et éclairé. Le tribunal accompagnerait les futurs époux, avec leurs tuteurs légaux, à consentir à une telle célébration.
FMC-CMF accueille l’attribution, en matière de procédure civile, d’une ordonnance de protection aux tribunaux judiciaires, afin de favoriser la protection des personnes dont la vie, la santé ou la sécurité sont menacées par une autre personne. La vie, la santé et la sécurité sont les fondements de base de notre société démocratique et juste et toutes dispositions visant à les renforcer sont pertinentes. Le FMC-CMF appuie favorablement toutes dispositions visant à renforcer ces besoins fondamentaux, sans enfreindre, bien sûr, les droits et libertés de tous. Pour ce qui est de la violence basée sur une conception « d’honneur », il est primordial de bien définir la conception d’honneur et de déterminer s’il est essentiel de l’ajouter dans ce projet de loi comme type de conception de violence. Un crime basé sur « l’honneur » est un crime et les facteurs aggravants notés dans le Code criminel canadien répondent à cette notion « d’honneur » qui s’ajoute au crime. Lorsqu’il a été intégré au Code en 1995, l’article 718.2 se lisait comme suit : Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants :
a) la peine devrait être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant;
b) sont notamment considérées comme des circonstances aggravantes, les éléments de preuve établissant que l’infraction est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur des facteurs tels que la race, l’origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l’âge, la déficience mentale ou physique ou l’orientation sexuelle. Ainsi, le crime d’honneur tombe dans un crime motivé par des préjugés ou de la haine.
De plus, il est important de considérer et d’intégrer, dans ce projet de loi 59, les conclusions de l’enquête préliminaire sur les crimes dits « d’honneur » au Canada qui soulève que les crimes d’honneur ne sont pas associés à des religions ou des pratiques religieuses particulières et que si le fait d’utiliser l’honneur comme un motif culturel pour justifier le meurtre est ancré dans la mentalité de certains groupes, il ne peut être attribué à des populations entières, puisque bon nombre de personnes d’un même pays ne partagent pas ce système de croyances. Aussi, les conclusions de l’enquête précisent qu’il est important que les professionnels qui interviennent auprès des victimes potentielles, des complices et des auteurs de crimes d’honneur aient une compréhension accrue des facteurs individuels, familiaux, communautaires et culturels entourant ce phénomène (Ministère de la Justice, 2015).
Dans le secteur de l’éducation, FMC-CMF craint l’attribution de plus de pouvoir au Ministre de l’éducation. Le Ministère de l’éducation avec les commissions scolaires et les écoles privées élaborent les règles de conduite et les mesures disciplinaires nécessaires qui assurent la sécurité de l’élève. Ils agissent tous en matière de sécurité lorsqu’ils détectent des craintes raisonnables ou repèrent des indicateurs d’une menace ou un comportement pouvant nuire à la sécurité de l’élève. Nous reconnaissons l’importance d’expliciter la dénonciation par les administrateurs et le Ministère de l’éducation de tout comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des étudiants. Nous reconnaissons également que ces mêmes individus devraient dénoncer la personne dont le nom est inscrit sur la liste tenue par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en vertu de la Loi concernant la prévention et la lutte contre les discours haineux et les discours incitant à la violence. Cependant, le pouvoir d’enquêter devrait rester la responsabilité de la CDPDJ déjà mandatée pour ce rôle. Nous craignons que l’attribution de ce pouvoir au Ministre de l’éducation, qui de son côté doit désigner une personne pour enquêter pourrait susciter des prises de décisions basées sur des jugements dominés par la crainte et la peur et non sur des présomptions raisonnables de comportements risques pour la sécurité des élèves. En outre, il est primordial de clairement définir la sécurité morale des élèves dans ce projet de loi. Le FMC-CMF craint que le manque de définition du terme morale puisse nuire à la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression en lien avec la diversité culturelle et religieuse des élèves.
Par ailleurs, le nouveau pouvoir d’enquête à accorder au Ministre de l’Éducation, à la suite d’un comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des élèves ne sera pas véritablement traité de façon constructive s’il n’est pas attribué aux ressources responsables. Et vu que le projet de loi 59 dans sa première partie prévoit accorder le pouvoir d’enquête à la CDPDJ, nous suggérons que ce pouvoir demeure dirigé par la même institution, soit la CDPDJ. Simultanément, le Ministre de l’éducation, des loisirs et des sports et ses administrateurs pourront travailler étroitement avec la CDPDJ afin d’échanger les informations qui assurent le bon déroulement de l’enquête. Pour ce qui est du droit de sanction, le Ministère de l’éducation peut prendre ses décisions à la lumière des résultats de l’enquête faite par la CDPDJ.
Conclusion:
Le Forum Musulman Canadien mentionne son appui à l’adoption du projet de loi no 59 en tenant compte des précisions demandées et des suggestions signalées dans le corps du mémoire. Comme il applaudit la volonté des autorités publiques de se soucier des intérêts des individus et des groupes et de dénoncer toutes sortes de discrimination et tout discours haineux et incitant à la violence. Cette volonté qui consolide les liens entre les différentes parties de la société québécoise et canadienne. Une consolidation à entretenir.
Références
Allen, Mary (2013). « Les crimes haineux déclarés par la police au Canada, 2013 », Juristat, produit no 85-002-X au catalogue de Statistique Canada.
Dauvergne, M & Brennan, S. (2011). Les crimes haineux déclarés par la police au Canada, 2009 , Juristat, produit no 85-002-X au catalogue de Statistique Canada.
Helly, D. (2011). Les multiples visages de l’islamophobie au Canada. Nouveaux Cahiers du socialisme, 5, Hiver, p. 99-106.
Ministère de la Justice (2015). Dépôt du projet de loi no 59 – La ministre Vallée propose un projet de loi visant à lutter contre les discours haineux et à accroître les mesures de protection des personnes information.gouv.qc.ca/Pages/Article 2306106838
Ministère de la Justice (2015). Enquête préliminaire sur les crimes dits « d’honneur » au Canada. Gouvernement du Canada. Récupéré le 11 août 2015 de http://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/jp-cj/vf-fv/ch-hk/tdm-toc.html